Je l'ai retrouvé enfin cette photo, celle dont la voix off caressante parlait. Le morceau dure une minute. Non, moins. C'est terrible. Et pourtant cela suffit pour que l'esprit esquisse la pièce, la fille à l'intérieur, le mobilier simple, la chaleur dehors... Sans pourtant pouvoir saisir pleinement l'image et percer l'atmosphère secrète du lieu.
C'est juste la chaleur floue, la lumière d'un soleil de plomb qui se glisse sous les volets, un après-midi d'été quelques années avant 69. Il semblerait que la fille n'ait pas de visage. Est-ce qu' elle sourit? Et son corps? On ne sait pas encore. Elle est juste là, à la machine à écrire. On brouille jusqu'à son identité sexuelle.
Cette photo est sur l'arrière de la jaquette du disque de l'artiste. Il n'est pas sur la photo. Il n'est pas non plus le photographe.
J'ai retrouvé la photo. Il y a un article dessous... une bribe de conversation. Caroline dit que cette fille est la maîtresse de Cohen. Il l'a connu bien avant cet album, il l'a connu bien avant d'être connu. Peut-être pour la remercier; peut-être que c'est cet été avec elle, cette chambre là qui sont à l'origine de l'album.
Elle dit que c'est sa secrétaire et qu' "en fait il doit lui dicter Beautiful Loser, le livre qu'il écrivait à l'époque".
Il sont sur l'île grecque d'Hydra.
Quand l'album est sortit, ça été un succès retentissant. Mais beaucoup, le clamant ou préférant le garder comme un secret intime, auraient acheté l'album pour le charme énigmatique de la photo de la jaquette.
Le compagnon de Caroline dira : "La photo au dos est superbe. Je crois que j'aime autant ce disque pour la photo que pour la musique."
Caroline y voit un simple fantasme masculin pour une blonde drapée dans une petite serviette, à l'intérieur d'une pièce presque nue.
Et elle se trompe.
La voix off dans ce disque de Delerm explique que la photo est l'objet d'une incroyable méprise :
"Et le type expliquera que la fille en photo à l'arrière de "Songs from a room" n'est pas du tout celle avec laquelle Léonard Cohen vivait à l'époque, que c'était juste une amie du photographe et que Cohen aimait bien cette image, que ça n'a pas été pris début août dans une maison du sud de la France, mais à dix kilomètres de Los Angeles, que la fille ne sait même pas faire marcher la machine à écrire sur laquelle elle a l'air de taper une nouvelle de deux pages, derrière les volets fermés, pendant le cagnard de quinze heures, Que la photo a été prise un matin début mars, que c'est marrant d'avoir pensé que Cohen avait fait l'amour avec elle, juste avant de prendre la photo, parce que c'est une fille qui n'aime que les filles."
On peut voir à présent, sur la photo, la fille qui sourit au photographe. Mais son nom ? Cohen ne la connaissait peut-être pas finalement.
Un jour, des années après, alors qu'elle cherchait un cd tout autre, elle est peut-être tombée sur cet album où figure sa propre photo. Et elle a peut-être trouvé cela aussi mystérieux et inexplicable que tous ceux qui se sont penchés sur cette photo. Et ce jour là, elle n'était certainement ni à Hydra, ni vers Los Angeles, ni dans le sud de la France.
Sûrement que si elle savait tous les doutes et les suppostions qui roulent sur ce fragment de son passé elle rirait.